Avoir su que ça prendrait autant d’années à ne pas avoir d’autre choix que de continuer à faire pousser la patience, à ne pas avoir d’autres choix que prendre et reprendre le chemin du déjà vu, de remonter le fil des « Expériences », des « Lieux de résidence », comme si les itinérances du passé expliquaient les desseins du présent.
Avoir su qu’il faudrait montrer patte blanche, et justifier d’être un porteur de la langue, malgré l’envie de la tirer, en y mettant l’accent sur le dû, coût, d’un coup que ça simplifierait l’ « Acceptation ».
Avoir su qu’il faudrait choisir de ne pas sortir, entre deux tours de passepasse bureaucratique, au risque de rester là d’où tu viens; au risque de suspendre à l’horloge numérique de « Mon dossier », la paisible attente de devenir quelqu’un qui peut choisir son « va », et « viens ».
Avoir su qu’il y aurait autant de forêts pour cacher tant de secrets, mais tant de détails à ne pas oublier, tant d’omissions à déterrer, pour espérer rentrer dans l’infinité des cases.
Avoir su qu’il faudrait compter sur la chance pour passer, parfois, dans les mailles des nasses au zèle déployé par quelques pions bien placés dans l’estuaire de l’absurde, mais constater que la chance ne coule pas toujours d’une source sûre.
Avoir su qu’il faudrait accepter cette inconfortable place privilégiée (parce qu’elle est plus enviable que bien d’autres; que mon siège éjectable à moi, est installé dans une navette climatisée, dont la carlingue n’est pas criblée de balles), et que même si le mal des transports est bien présent parce que le trajet s’éternise, accepter de tout faire sous « Autorisation ».
Accepter de construire parce qu’On veut bien nous donner le privilège de!
Accepter de construire, en attendant que ce soit un acquis, et pas parce que c’en est un!
Avoir su qu’il faudrait aller chercher au plus profond des malles cadenassée de l’émotion, et en sortir le costume dans lequel on se sent si nu qu’il faut chercher dans la pudeur, la force de respirer sans se confondre en larmes.
Avoir su qu’il faudrait se balancer entre la relativité d’un simple cheminement au détour d’une simple procédure, et l’incompréhension persistante autour de tant de procédures.
Avoir su qu’il est si difficile de faire comprendre le parcours à qui ne l’a qu’entraperçu.
Avoir su que l’impact est frontal, dorsal et viscéral, quand on ne peut exclure l’option « Refus ».
Avoir su qu’il fallait attendre, patienter, attendre, espérer, attendre, se persuader, attendre, pleurer, attendre, se rassurer, attendre...
Avoir su qu’il est impossible, avant de le vivre, d’imaginer ce qu’est « être un immigré »,
Avoir su la valeur de le choisir et de décider de l’être,
Avoir su qu’il est si fort de traverser ce bout de vie là,
Je l’aurais quand même pris, cet avion, à destination du Canada
- Valentin Rotureau
Extrait du livre L’art des fous
Ceci est de la littérature brute, non filtrée, extraite le plus souvent en première pression, à chaud. Pas toujours loin de la crise. Les textes sont authentiques, originaux et servis tels que reçus. Ils témoignent de la réalité intime des auteurs, qui ont entre 9 et 35 ans. Pour plusieurs, c’est une première expérience d’écriture qu’ils ont choisi de faire partager. Pour d’autres, c’est leurs failles intérieures et leurs doutes qu’ils exposent, alors même qu’ils les découvrent.
Le Carrefour Jeunesse Emploi Avignon Bonaventure a choisi de donner pleine liberté de parole aux jeunes, afin de leur permettre d’exprimer, dans leurs mots, ce qu’ils vivent, et comment ils vont. Ceci suppose quelques entorses aux convenances et à la linguistique. C’est un choix conscient.
Le résultat a le mérite d’être vrai. La santé mentale est un tabou social. Pourtant, tout le monde en a une. Chacun a droit à sa manière d’en parler. Prenez soin de la vôtre et de celle de vos proches.