Ça a commencé à douze ans
C’est la faute à mon père
Qui a rencontré une femme et une bouteille
Tous les jours, semaines et dimanches
S’est éloigné de moi, ma sœur
Perdu le contact, la parole, l’amour
Un an est passé avec elle
Elle est partie, la bouteille est restée
Une autre femme est arrivée, la bouteille est restée
La distance s’est creusée
J’étais chez lui, c’était la nuit
Il partait à l’épicerie, je voulais rester, pas y aller
M’a menacée de me mettre à la porte
Il l’a fait. J’ai du quitter
Appeler ma mère, qu’elle vienne me chercher
Stressée, apeurée, j’ai marché en pleurant
J’ai couru sous la pluie avec ma peur
Des mois ont passé
Avant que le téléphone sonne
Il m’a appelée pour essayer de réparer
Mais c’est pas ce qui s’est passé
L’huile sur le feu
Des jugements, de la méchanceté
Deux ans ont passé, la bouteille est restée
J’ai perdu l’appétit, l’humeur et le goût de la vie
J’ai perdu l’envie de tout faire
Je pleurais beaucoup, ma tête, la maladie
Les psychoses et l’incompréhension
Tout se bousculait en dedans
Tout ça, c’est pas facile, à quatorze ans
L’hôpital, en pédiatrie
Seule, avec la rage et la colère
J’en voulais à mon père
Je suis sortie et revenue
Et sortie et revenue
Pendant un an
À chercher… le bon médicament
Mais personne ne comprenait ma situation
Malheureusement
La perte d’appétit, le manque de sommeil
Et bientôt la dépression
La pédopsychiatrie à Québec
C’est inquiétant, à quinze ans
Toute seule, perdue dans mon chagrin
Pas de repères, personne pour tendre la main
Presque pas de visites, ma famille était trop loin
Mais des évaluations six fois par jour
Pis manquer de tout, surtout d’amour
J’ai durci ma carapace
Pour arriver à me faire face
Un mois de mille jours
Réveillée chaque matin pour une prise de sang
Chaque matin, j’en avais un peu moins
Après quelques semaines: un diagnostic
C’était dur à accepter
Pour moi et ma famille
Ma mère a beaucoup pleuré
Mon père, en autruche, m’a ignorée
Bipolarité et anorexie
Un autre médicament
Qui a bien fait pour trois ans
À dix-huit ans, j’ai rebasculé
Partie pour l’hôpital, essayé encore d’expliquer
En psychiatrie, c’est compliqué
Ma mère a quitté pour la nuit
J’avais peur, j’étais stressée
Je comprenais pas pourquoi je devais rester
Aussi longtemps
À avoir mal en dedans
Ils ont trouvé un autre médicament
Qui fait bien, jusqu’à maintenant
Ça fait quatre ans
J’ai réappris à sourire
À aimer la vie aussi
Ça a pris beaucoup de thérapies
De rencontres, de suivis
Mais… la perte d’énergie
La lutte continue pour expliquer
Pourquoi je peux pas travailler
Ça continue de m’enrager
Je me fais juger, critiquer, rabaisser
Tous les jours, j’entends
Mais voyons donc,
T’es jeune, t’es pas blessée
Mes blessures sont invisibles, sont en dedans
Les séquelles, c’est permanent
J’ai pas honte
Mais j’ai peur des doigts pointés
Quand le monde me dit
Que ça va ben aller
J’ai droit à ma place, je veux m’impliquer
Au-delà de la seule manière de réussir qui est montrée
Les gens devraient s’outiller
Au lieu de rabaisser par leurs jugements
Personne n’est à l’abri
Un jour ce sera peut-être vos enfants aussi
Qui trouveront leur faille
Saurez-vous leur tendre la main
Au lieu de pointer du doigt?
J’ai du courage, et un message à porter
Ça me coûte cher, mais tendez l’oreille
Parce que je suis tannée de répéter
Que tout le monde a droit à sa place
Cessez les préjugés
Si vous voulez me comprendre
Venez donc me parler en face
Et si toi aussi, tu craques en dedans
Fuis pas, parles-en
Y’a des ressources, du monde présent
Pour t’aider, t’écouter
Y’a pas de honte à être tombée
Pis vouloir se relever
Comme dit ma mère
Ça prend de la force et du courage
Pour accepter d’être aidée
- Amélie Létourneau
Extrait du livre L’art des fous
Ceci est de la littérature brute, non filtrée, extraite le plus souvent en première pression, à chaud. Pas toujours loin de la crise. Les textes sont authentiques, originaux et servis tels que reçus. Ils témoignent de la réalité intime des auteurs, qui ont entre 9 et 35 ans. Pour plusieurs, c’est une première expérience d’écriture qu’ils ont choisi de faire partager. Pour d’autres, c’est leurs failles intérieures et leurs doutes qu’ils exposent, alors même qu’ils les découvrent.
Le Carrefour Jeunesse Emploi Avignon Bonaventure a choisi de donner pleine liberté de parole aux jeunes, afin de leur permettre d’exprimer, dans leurs mots, ce qu’ils vivent, et comment ils vont. Ceci suppose quelques entorses aux convenances et à la linguistique. C’est un choix conscient.
Le résultat a le mérite d’être vrai. La santé mentale est un tabou social. Pourtant, tout le monde en a une. Chacun a droit à sa manière d’en parler. Prenez soin de la vôtre et de celle de vos proches.